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M2/P8 : Critiquer un dispositif médiatique

Image d'illustration : Mikro-TV, dispositif collaboratif et ouvert sous forme de diffusion hertzienne locale ./ Digitalarti.com

Introduction 


Mais que signifie « critiquer » ?
Au sens philosophique, la « critique » est le fait de porter un jugement éclairé, c’est-à-dire de savoir discerner par son intelligence et sa raison les valeurs de la chose ou de l’être évalué. La « critique » est alors souvent rapprochée de la morale, en faisant la part du bon et du mauvais, du bien et du mal. Le sens commun l’a enfermé dans sa possibilité négative : « critiquer » signifie souvent "juger négativement ou défavorablement quelque chose ou quelqu’un". Voire « critiquer » signifie "porter des jugements non fondés", ce qui l’éloigne de sa signification philosophique. Notre université Vincennes-St Denis (Paris 8) possède comme héritage et comme philosophie "la critique", au sens d’une « critique sociale » incarnée dans cette université par Michel Foucault, mais qui a comme origine la philosophie de Marx et la théorie critique de l’Ecole de Francfort. La « critique sociale » s’oriente davantage vers une contestation des processus de légitimation du pouvoir social. Nous allons donc dans cette dissertation, nous positionner dans le sillage de cette acceptation de la notion "critique". Ainsi, nous pouvons nous demander en quoi la critique des processus de légitimation du pouvoir social peut être soit assujetie à une obligation ou soit être utile à quelque chose ? La critique sociale semble être assujetie à une obligation ou un devoir lui-même social qui est d’améliorer les conditions d’existence et de mettre à jour les processus de pouvoir dans le but d’être plus égaux et plus libres, qui sont les deux grands principes démocratiques. La critique sociale servirait donc une finalité démocratique. Elle a donc un projet avant tout politique.

La notion de « dispositif » dans la sphère des médias peut être comprise sous deux angles :  soit elle signifie une relation particulière entre le spectateur, la technique et la représentation. Le dispositif est donc externe. Soit il n’a pas de lien avec le spectateur et il est donc un dispositif interne au média qui se fonde à partir de la mise en scène du média lui-même. Nous retiendrons la première acceptation du dispositif médiatique puisque nous chercherons à étudier la relation entre médias et spectateur dans une démarche sociologique, et non dans une analyse esthétique ou sémiologique du média lui-même.
Nous allons aussi nous focaliser sur un média en particulier, la télévision, en raison de son histoire polémique entre secteur public et secteur privé, entre politique et économie, et donc entre culture et industrie, ce qui nous permettra d’aborder la question des industries culturelles.

Notre problématique sera donc : Dans quelle mesure la critique sociale du dispositif télévisuel semble-elle être à la fois promouvoir le système démocratique tout en révèlant ses limites ?

Nous verrons dans un premier temps dans quelle mesure le dispositif télévisuel semble répondre aux attentes et aux valeurs démocratiques, conception nuancée et critiquée par la sociologie des médias et l’économie politique critique. Puis, nous verrons dans un second temps dans quelle mesure le dispositif télévisuel ainsi que sa critique sont révélateurs des limites du système démocratique. Enfin, nous terminerons avec une étude de cas précise d’un dispositif médiatique qui a été fortement critiqué : l’émission "Loft Story".


1.   Le dispositif télévisuel : un dispositif démocratique ?

           La télévision a du dans ses premières années de création, se forger un dispositif propre et singulier afin de s’affirmer comme média à part entière. Rick Altam analyse cette « intermédialité » à partir de trois étapes : à sa naissance, la télévision a copié les dispositifs médiatiques qui le préexistaient à savoir la radio et le cinéma, c’est l’étape de la «citation » (Altam, 1999). Puis vient la phase d’« exploitation » (idem) où le nouveau média veut montrer sa supériorité, sa singularité et donc sa légitimité face aux médias devenus des concurrents. Enfin, durant la phase de « séparation »(idem), le média a trouvé sa singularité dans son dispositif et ainsi  se démarque et se différencie des autres médias attestant son existence singulière.

             Dans le cas de la télévision, son dispositif s’est tout d’abord inspiré à la fois du dispositif cinématographique et du dispositif radiophonique en hybridant le dispositif narratif du cinéma et le dispositif informatif de la radio. Gilles Delavaud résume le dispositif télévisuel comme un dispositif d’adresse et un dispositif d’observation. La spécificité de la télévison est de s’adresser en permanence au téléspectateur et donc de solliciter son attention.

La télévision s’inscrit alors dans le mouvement d’individualisation de la modernité, puisque les images télévisuelles sont adressées individuellement, de façon personnalisée, contrairement au cinéma. Ce premier aspect du dispositif est corrolaire du système démocratique, car  "l’individualisme est d’origine démocratique" écrit Tocqueville dès 1836. A. Koyré considère de même que « l’individualisme et la démocratie sont solidaires ». 

Le dispositif télévisuel s’inscrit donc dans cette relation libre, contractuelle et individualisée, en mettant en avant des visages sur le petit écran, afin de favoriser une relation de « personne à personne » (Delavaud, 2002). Ce second aspect du dispositif télévisuel semblerait lui aussi démocratique en cherchant à horizontaliser la relation, d’un à un, et ainsi de priviligier un rapport égalitaire entre la télévision et son téléspectateur. 

Il est d’ailleurs renforcé par un troisième aspect du dispositif télévisuel qui est de jouer sur la symétrie entre l’espace télévisuel et l’espace du spectateur : même luminosité, même hauteur. C’est en cela que la télévision est aussi un dispositif d’observation (idem,2002) : le téléspectateur observe des visages en taille réelle. C’est en plus le "visage ordinaire". Le dispositif télévisuel crée une relation en miroir : le téléspectateur pense se voir lui-même ou un de ses pairs dans le petit écran. C’est pourquoi, le dispositif télévisuel semble démocratique en s’adressant individuellement au peuple et en montrant individuellement le peuple.

            Nous constatons dans un premier temps que le dispositif télévisuel s’est distingué du dispositif cinématographique et radiophonique en se présentant comme plus démocratique. Pourtant ceci reste une représentation construite par les producteurs télévisuels durant la phase d’ « exploitation » et de « séparation » aux autres médias. L’imaginaire construit autour du média télévisuel provient à la fois de son dispositif technique que de représentations démocratiques et modernistes. De plus, l’élaboration du dispositif télévisuel s’est réalisé en France dans un contexte politique particulier : le monopole d’Etat.

Tout en construisant son identité médiatique par un dispositif singulier, la télévision restait une fonction publique et étatique. Elle devait donc a fortiori véhiculer un discours et un dispositif politique démocratique. Or, ce ne fut pas le cas dans d’autres pays comme aux Etats-Unis où la télévision fut crée dans un contexte privé. Pourtant, le dispositif télévisuel américain semble lui aussi promouvoir un imaginaire de modernisation et de démocratisation, comme on peut le constater avec les théories de la modernisation par Daniel LERNER, où les médias de masse  permettraient le développement de la démocratie.



2.   Critiques du dispositif télévisuel : révèlateurs des limites du système démocratique ?

Le dispositif télévisuel se protège de la critique en déployant un discours démocratique : celle de donner accès à l’information, au loisir, à la culture, à un très grand nombre de citoyens. Le dispositif télévisuel se qualifie de « populaire », en tant que média du peuple et voix du peuple. Il vient alors s’opposer à des dispositifs dits élitistes comme le dispositif cinématographique. 

Pourtant, l’histoire du cinéma que dévoile G. Delavaud révèle que le cinéma fut lui aussi à l’origine un média populaire. C’est l’introduction de normes de comportements et surtout celles du controle des émotions dont parle N.Elias comme "processus de civilisation", qui sorti le cinéma du "populaire" et du soit disant "non-civilisé". Pourtant, le dispositif télévisuel en tant que relation entre technique, représentation et spectateur, produit lui aussi des normes de comportement. S’il est alors encore considéré comme "populaire" c’est qu’il n’impose pas la maitrise des comportements et des émotions de ses téléspectateurs : l’homme peut crier devant son match de foot, la femme peut pleurer en regardant son feuilleton. Mais le dispositif télévisuel vient alors stéréotyper ces comportements et ces émotions. 

Le premier problème du dispositif qui révèle une première limite de la démocratie est d’articuler la dimension collective et individuelle de la réception sans tomber dans l’une ou dans l’autre. D’une part, en proposant un dispositif d’adresse personalisé, le dispositif télévisuel se fait moteur de la limite démocratique de l’individualisation. Chacun chez soi, devant son petit écran, la conscience d’appartenir à un collectif plus vaste s’efface petit à petit. Le dispositif télévisuel, bien qu’il affirme être un média à réception individuel et collective, isole les individus entre eux. Cette première critique du dispositif télévisuel comme dispositif individualisant, dévoile une première limite à la démocratie, celle de l’individualisme croissant conduisant au repli sur soi et au désintérêt de la chose publique. 

D’autre part, en s’adressant au peuple en tant que foule, d’où son nom de « média de masse », le dispositif télévisuel tombe aussi dans la généralisation, la stéréotypie et la caricature. Par exemple, en tant que dispositif d’observation, le dispositif télévisuel prend comme postulat que l’Homme ait une "pulsion scopique" (Delavaud, 2002), la pulsion de vouloir regarder. Or, dans l’expérience quotidienne, on peut observer qu'une télévision allumée n’est pas toujours regardée. Elle peut servir de bruit de fond, parfois être regardée partiellement entre d'autres écrans comme le mobile, parfois même servir de décor. Le dispositif télévisuel en diffusant à un très grand nombre, finit par privilégier la majorité sur la minorité. Or, c’est bien là une des grandes limites au système démocratique, déjà révélé par Tocqueville, nommé « tyrannie de la majorité ». Si la majorité est une règle du système démocratique, cette majorité devient tyrannique à partir du moment où elle ignore la minorité, voire qu’elle l’opprime. Or, le dispositif télévisuel semble parfois ignorer les minorités en cherchant à répondre aux attentes de la majorité.

 En effet, le dispositif télévisuel s’il cherche à toucher le plus grand nombre, le fait au nom de la démocratie, mais aussi en raison d’intérêts économiques et audimétriques. Plus l’audience est élévée et plus les espaces publicitaires pourraient se vendre chers. Le quantitatif prend alors le pas sur le qualitatif au sein du dispositif télévisuel et c’est pourquoi, ce dispositif semblerait être à la fois le symbole et le symptôme de cette "tyranie de la majorité". C’est d’ailleurs pourquoi la télévision est le média qui semble être le plus puissant moyen de conformisme, comme l’a étudié Dominique Pasquier au sein des "cultures lycéennes". De plus, le dispositif télévisuel étant intégré dans notre quotidien, peut être perçu comme le dispositif médiatique majoritaire sur les autres dispositifs médiatiques. Ce dispositif peut alors lui-même imposer une manière de vivre et d’appréhender le monde : celui du zapping, de l’instantaneité, de l’hypervisibilité et de la surveillance...  C’est pourquoi, on peut se demander si le dispositif télévisuel est le produit et l’agent d’un dispositif social plus vaste comme celui de la surveillance (étudié par Foucault et Sennett), ou si ce dispositif télévisuel ne vient pas être producteur et acteur d’un dispositif de surveillance politique ? 

3.   Etudes de cas : Loft Story, entre adhésion, débat et critique individuels, collectifs et citoyens.

L’émission "Loft Story" est un dispositif particulier du dispositif plus large de la télévision. Dominique Mehl le définit comme un « contrat de communication avec le public » qui se base sur la « participation du public au programme », l’ « imbrication (...) entre réalité et fiction » et surtout comme une « mise en scène de la dimension relationnelle de la vie privée », ce qu’elle nomme la « télévision relationnelle ». 

Elle définit Loft Story comme une « émission qu aura sucité un débat public probablement sans précédent » (Mehl, 2002, p.64). Le dispositif ou « contrat de communication » de Loft Story reprend souvent les traits saillants du dispositif télévisuel que nous avons évoqué plus haut : création d’un lien qui est « personnifié par le truchement du présentateur ou de l’animateur, (...) qui s’adresse « yeux dans les yeux » au citoyen », « présence et expression corporelle, symbole de l’homologie de position entre spectateur et présentateur » (idem, p.66) , lien également « figuré par la présence du public lui-même à l’écran » (idem, p.67), etc.  On constate donc que l’émission Loft Story se sert du dispositif plus général de la télévision. 

Dans ce cas, pourquoi cette émission et son dispositif serait-ils nouveaux et ont créé un « débat public sans précédent » ? 
Selon Dominique Mehl «  la nouveauté tient ici au fait qu’ils sont réunis dans un même programme ». Ce serait la réunion de ces différents dispositifs de la télévision comme la participation du public, l’interactivité, la dimension relationnelle ou les émissions de télévisions diverses comme le jeu, la fiction, les talk shows qui auraient provoqué « remous et conflits et, en fin de compte, une adhésion qui mêle approbation et regard critique». (idem, p.68)

L’émission Loft Story au lieu d’intéresser une minorité de personnes, a réussi à « capturer »(idem) une majorité de personnes, revendiquant ainsi un principe démocratique et devenant alors un sujet de société, un phénomène social, ou encore un débat public. « Les médias se sont tous retrouvés à promouvoir un programme en événement social. »(idem) car les médias en cherchant à répondre aux attentes de la majorité des citoyens (dans une perspective politique démocratique comme dans une perspective économique capitaliste) ont finalement été moteurs d’une « tyrannie de la majorité ». Ceux n’ayant pas d’intérêts ni d’envie de regarder Loft Story, ce sont trouvé dans l’obligation implicite de le regarder afin de se faire une opinion et ainsi de pouvoir faire parti du débat, sous peine d’en être exclu. Or l’exclusion est aujourd’hui la sanction de ceux qui ne souhaitent pas jouer le paradigme du réseau explique Boltanski et Chiapello. On constate aussi combien la critique fut réintégrée dans le dispositif de Loft Story, voire même combien elle a été orchestrée dès sa conception car le dispositif télévisuel comme le capitalisme « s’incorpore, une partie des valeurs au nom desquelles il était critiqué ». (Boltanski, Chiappello, 1999, p.71).

Conclusion 

Pour conclure, le dispositif de Loft Story dévoile finalement le dispositif télévisuel en hybridant ses différents ingrédients et en les poussant à l’extrême. Loft Story est alors à la fois à l’intérieur du dispositif télévisuel tout en le réinventant. C’est pourquoi Dominique Mehl parle de « néo-télévision » : le dispositif télévisuel a muté. 

Dans une société de la communication, les dispositifs prennent une place prépondérante, car elles viennent mettre en relation les sujets avec les objets (techniques ou technologiques) et les signes (principalement culturels). Or, c’est cette mise en relation, cette création de liens, ou encore les processus d’hybridation qui sont actuellement sources de pouvoir. Il suffit de voir la puissance des Fournisseurs d’Applications et de Contenus : ce sont ces plateformes intermédiaires qui ont le pouvoir économique et politique car elles sont capables de mettre en relation et de trier la masse d’information entre les sujets et les sujets, les sujets et les objets, les sujets et les signes. L’exemple Google est le plus représentatif. Le modèle socio-économique du "courtage" par Moeglin, semble aujourd’hui plus qu’hier, devenir le modèle dominant où se concentre le pouvoir.

C’est pourquoi, le dispositif télévisuel n’est plus uniquement basé sur un modèle socio-économique de "flot", ni de "compteur", mais cherche de plus en plus à devenir un dispositif d’intermédiation entre les contenus culturels et les consommateurs/citoyens. Pourtant, force est de constater que ce modèle de courtage ne favorise pas la démocratie. C’est pourquoi, il est toujours important de critiquer les dispositifs médiatiques, tel que le dispositif télévisuel ainsi que le dispositif numérique, et je pense aujourd’hui particulièrement le dispositif de courtage et d’intermédiation médiatique et culturel.

Bibliographie :
- R. Altam, « De l’intermédialité au multimédia : cinéma, médias, avènement du son », Cinémas : Journal of Film Studies, vol.10, n.1, automne 1999, p.37-53
- G. Delavaud, « Penser la télévision avec le cinéma », La théorie du cinéma, enfin en crise, Cinémas, vol.17, n.2, printemps 2007, p.73-95
- A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Livre 1, Flammarion, 2010
- D. Lerner, The passing of Traditional Society. Modernizing the Middle East, The Free Press, 1958
- H. Schiller, Communication and cultural domination, International Arts and Sciences Press, 1976
- N.Elias, La société des individus, Fayard,1991, 308p.
- D. Mehl, « La télévision relationnelle »,Cahiers internationaux de sociologie, PUF, vol1, n.112, 2002, p.63-95
- Y. Jeanneret, V. Patrin-Leclère, « Loft Story, ou la critique prise au piège de l’audience », La Revue ,Hermès, vol.3, n.37, 2003, p.143-154
- L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, 843p.
- P. Moeglin, Les Industries éducatives, Paris, Presses Universitaires de France, coll.Que sais-je ?, 2010

Héloïse Martin (Mérard)

M2/P8 : Critiquer un dispositif médiatique
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